• Suivant les conseils de Dehmel, à qui j’en suis encore reconnaissant aujourd’hui, j’employais mon temps à faire des traductions de langues étrangères, ce que je tiens encore pour le meilleur moyen dont puisse disposer un jeune poète pour saisir dans sa profondeur le génie de sa propre langue et s’en rendre maître en vue de futures créations. Je traduisis les poèmes de Baudelaire, quelques-uns de Verlaine, de Keats, de William Morris, un petit drame de Charles van Lerberghe, un roman de Camille Lemonnier, pour me faire la main. Le fait même que chaque langue étrangère, avec ses tournures particulières et ses idiotismes, offre des résistances au traducteur qui prétend recréer un texte dans la sienne, sollicite toutes les ressources de l’expression qui ne trouveraient pas leur application si elles n’étaient pas recherchées, et cette lutte qui tend à arracher opiniâtrement à une langue étrangère ce qu’elle a de plus propre et à l’intégrer de vive force dans l’idiome maternel, en lui conservant le même caractère de beauté formelle, a toujours été pour moi une joie artistique d’essence toute particulière. Par le fait que ce travail silencieux et qui demeure au fond sans récompense réclamait de la patience et de l’endurance, vertus que j’avais négligé de cultiver au lycée par légereté et présomption, me le rendit particulièrement précieux ; à me livrer à cette activité médiatrice des trésors artistiques les plus illustres, j’éprouvais pour la première fois la certitude de faire quelque chose qui avait réellement un sens, je donnais une raison d’être à mon existence.


    votre commentaire
  • Comme je m’étais fait un devoir, à propos des écrivains ou des oeuvres étrangères, de rechercher dans une biographie ou un essai, les causes de leur action sur leurs contemporains ou au contraire de leur échec, je ne pus éviter de me demander, au cours de longues heures de méditation, à quelle qualité particulière de mes livres je devais un succès pour moi si inattendu. Je suis arrivé à la conclusion qu’il est dû à un défaut de ma nature, c’est que je suis un lecteur impatient et plein de tempérament. Toutes les redondances, toutes les mollesses, tout ce qui est vague, indistinct et peu clair, tout ce qui est superflu et retarde le mouvement dans un roman, dans une biographie ou dans un exposé d’idées m’irrite. Seul un livre qui se maintient à chaque page au niveau le plus élevé et vous entraîne tout d’un trait jusqu'à la dernière sans vous laisser le temps de respirer me donne un plaisir sans mélange. Je trouve que les neuf dixièmes des livres qui me sont tombés sous la main tirent trop en longueur par des descriptions inutiles, des dialogues prolixes et des personnages secondaires dont on pourrait se passer, et sont par là trop peu attachants, trop peu dynamiques. Même dans les chefs-d’oeuvre classiques les plus célèbres, je suis gêné par les nombreux passages sablonneux et traînants, et souvent j’ai développé à des éditeurs le plan audacieux de publier en une série synoptique toute la littérature mondiale depuis Homère jusqu'à la Montagne magique en passant par Balzac et Dostoïevski, en supprimant radicalement tout le superflu qui encombre chacun des livres, et alors tous ces ouvrages que leur contenu destine assurément à triompher du temps, pourraient, ainsi renouvelés et vivifiés, exercer leur influence sur notre époque.
    Cette aversion pour toutes les longueurs et la prolixité devait nécessairement se reporter à la lecture des ouvrages d’autrui sur la composition des miens et me dresser à une vigilance particulière. Quand je m’abandonne à ma spontanéité, je produis facilement et j’écris vite, au cours de la première rédaction d’un livre je laisse courir librement ma plume et je mets en récit tout ce que j’ai sur le cœur. De même, dans un ouvrage biographique, j’utilise d’abord toutes les particularités documentaires qui sont à ma disposition ; pour une biographie comme Marie-Antoinette, j’ai réellement vérifié toutes les factures pour établir le compte de ses dépenses personnelles, j’ai étudié tous les journaux et tous les pamphlets de l’époque, épluché toutes les pièces du procès de la première à la dernière ligne. Mais dans mon livre imprimé on ne peut pas retrouver une ligne de tout cela, car dès que la première rédaction approximative d’un ouvrage a été mise au net, le travail véritable débute pour moi, celui de la condensation et de la composition, un travail que je poursuivrais indéfiniment, de version en version, si je m’en croyais. C’est un perpétuel lâcher de lest, une perpétuelle concentration et clarification de l’architecture interne ; tandis que la plupart des auteurs ne peuvent se résoudre à taire quelque chose de ce qu’ils savent et, amoureux de toutes leurs lignes réussies, veulent se montrer plus vastes et plus profonds qu’ils ne sont réellement, mon ambition à moi est d’en savoir plus qu’il ne paraît au dehors.
    Ce processus de condensation et en même temps de dramatisation se renouvelle encore une fois, deux fois ou trois fois sur les épreuves en placard ; cela devient finalement une sorte de chasse joyeuse, qui consiste à trouver encore une phrase ou encore un mot dont l’absence ne nuirait pas à la précision et cependant accélérerait le mouvement. De tous mes travaux, celui de supprimer m’est en somme le plus agréable. [...] Si donc parfois on loue dans mes livres le mouvement entraînant, cette qualité ne résulte nullement d’une chaleur naturelle ou d’une agitation intérieure, mais uniquement de cette méthode et de ce système qui consiste à supprimer sans cesse toutes les pauses inutiles et les bruits parasites, et si je suis conscient de quelque forme d’art, ce ne peut être que l’art du renoncement, car je ne me plains pas, si de mille pages écrites, huit cents prennent le chemin de la corbeille à papier, et seules deux cents subsistent qui en sont l’essence filtrée.


    votre commentaire